L’application immédiate de l’abrogation par décision QPC du 5 août 2011 du droit au prélèvement de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 ne porte pas atteinte au droit au respect des biens, ni au droit à un procès équitable
(CEDH, 15 février 2024, Jarre c. France, Requête n°14157/18)
Dans une décision rendue le 15 février 2024, la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) met un terme à la succession de Maurice Jarre, et rejette les prétentions des demandeurs qui invoquaient la violation l'article 1er du protocole n° 1 sur le droit au respect des biens et de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à un procès équitable.
En l’espèce, les requérants n’étaient autres que les enfants issus d’un premier et second mariage de Maurice Jarre, qui se sont retrouvés évincés de la succession de ce dernier. En effet, il avait constitué un trust conformément à la loi californienne avec sa dernière épouse à laquelle l’intégralité de ses biens avait été transférée. Au décès de celui-ci, les enfants héritiers évincés ont saisi les juridictions françaises pour mettre sous séquestre les droits d’auteur de leur père et saisir la SCI qui comprenait un immeuble en France.
La loi reconnue applicable à la succession est la loi californienne, et non pas française. Les enfants invoquent donc différents moyens devant les juridictions françaises pour ne plus être évincés de la succession. D’abord, l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 sur le droit de prélèvement qui conférait aux héritiers français exclus d’une succession régie par un droit étranger, un droit de prélèvement sur la masse successorale située en France. Toutefois, cette disposition avait été déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel en 2011. Ensuite, ils invoquent la fraude à la loi, mais aussi l’exception tirée de l’ordre public international français.
Dans une décision du 27 septembre 2017, la Cour de cassation décide d’écarter l’application du droit au prélèvement en rappelant que la décision du Conseil constitutionnel s’impose. S’agissant de la fraude à la loi, la Cour d’appel de Paris, en 2016 avait jugé qu’il n’y avait pas de caractère frauduleux. Enfin, quant à l’exception d’ordre public, la Cour de cassation décide également de l’écarter aux motifs qu’un droit étranger désigné par la règle de conflit et qui viendrait ignorer le principe de réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français. En effet, la loi californienne ne connaît pas ce principe de réserve héréditaire et l’installation du défunt était ancienne et durable si bien qu’il n’y avait pas lieu d’évincer la loi californienne.
Les requérants saisissent donc la CEDH en invoquant une violation de l’article 1er du protocole 1 et l’article 6§1 de la Convention.
Initialement, la Cour traite l'allégation de violation de l'article 1 du protocole 1. Elle énonce que l’application immédiate de l'abrogation était prévue par la loi (article 62 de la Constitution), poursuivant ainsi un objectif légitime, à savoir le principe d'égalité devant la loi, et qu'elle était indispensable dans une société démocratique.
La Cour fait référence, à l'appui de sa décision, à la marge d'appréciation du Conseil constitutionnel en ce qui concerne la modulation temporelle de ses décisions (§62). Elle constate simplement que les juridictions françaises n'ont pas considéré la réserve héréditaire comme faisant partie de l'ordre public international français, appliquant ainsi le droit en vigueur au moment de l'examen (§63).
Par ailleurs, la Cour rappelle qu'il n'existe pas de droit général et inconditionnel pour les enfants à hériter d'une part des biens de leurs parents, et qu'elle n'a jamais reconnu l'existence d'un tel droit au sein de sa jurisprudence. En outre, elle conclut que les requérants ne se trouvent pas en situation de précarité économique ou de besoin (§64). La Cour observe que les juridictions nationales ont donné priorité à la liberté testamentaire du défunt, un intérêt privé légitime à équilibrer avec celui de ses héritiers (§65,66).
En ce qui concerne la violation alléguée de l'article 6§1 de la Convention, les requérants invoquaient une atteinte à la sécurité juridique découlant du vide juridique résultant de la décision d'inconstitutionnalité du droit au prélèvement, même si celui-ci a été rétabli en 2021. La Cour rappelle tout d'abord que les exigences en matière de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables font partie intégrante des garanties du droit à un procès équitable, mais elles ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante.
Reconnaissant l'injustice ressentie par les requérants, dont la succession a été réglée entre l'abrogation du droit au prélèvement en 2011 et son rétablissement en 2021, elle souligne que "cette injustice est inhérente à tout changement de solution juridique qui surviendrait à la suite de l'exercice normal d'un mécanisme de contrôle dans un État démocratique" (§90).
En l'absence de tout indice d'arbitraire dans la décision des juridictions nationales et étant donné que les requérants étaient informés de la nouvelle situation juridique découlant de la décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2011, la Cour conclut à l'absence de violation de l'article 6§1.
Partant, la CEDH conclut à l’unanimité à l’absence de violation des articles 1 du protocole 1 et 6 de la Convention.
M1 DEDH