top of page
ALYDE

Consécration du « Like » et protection renforcée du droit à la liberté d’expression

Dernière mise à jour : 27 mai 2022



La précédente décennie constitua l’opportunité, pour la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), de préciser sa jurisprudence naissante relative à internet — cet « outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression » (1). Amplement étayé depuis, ce pan numérique de la jurisprudence attrayant à l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Convention EDH) connaît cette année encore une progression notable.

La Cour convient en effet à l’unanimité, le mardi 15 juin 2021, de la violation par l’État turc des obligations résultant de la Convention en considérant disproportionnée la mesure de licenciement appliquée à une employée contractuelle du service public en raison de l’apposition de mentions « J’aime » sur des contenus publiés sur les réseaux sociaux. À nouveau donc, la juridiction strasbourgeoise, par le rendu de l’arrêt Melike c. Turquie, s’emploie à garantir une protection effective aux manifestations modernes d’un droit fondamental cardinal ; la liberté d’expression.


C’est suite aux jugements nationaux définitifs ayant confirmé l’issue d’une procédure disciplinaire diligentée à l’encontre de la requérante, laquelle avait conduit à la résiliation immédiate de son contrat de travail, qu’une ressortissante turque introduisit un recours devant la Cour EDH tendant à l’établissement de la violation de son droit à la liberté d’expression (3).

Étaient ici en cause des contenus publiés sur le réseau social Facebook pour lesquels l’employée avait appuyé sur le bouton « J’aime ». Lesdits contenus s’évaluant comme suit ; critiques d’ordre politique tournées vers les autorités et appelant notamment à la manifestation ; dénonciations d’abus sexuels allégués d’élèves ayant eu lieu dans des établissements placés sous le contrôle desdites autorités ; réaction virulente à une déclaration sexiste d’une figure religieuse disposant d’une notoriété publique. La commission disciplinaire décidera de son licenciement. Les juridictions nationales déclareront toutes la sanction conforme au droit en ce que de tels contenus seraient de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail, considérant de surcroît qu’ils n’étaient pas couverts par le droit à la liberté d’expression.

En se présentant devant la Cour EDH, la ressortissante entendait ainsi faire reconnaître que son licenciement constituait une violation de son droit à la liberté d’expression, invoquant à cet effet l’article 10 de la Convention. À cet égard, la Cour devait estimer si la Turquie était dans l’obligation d’annuler la décision de licenciement aux fins de garantir le droit de la requérante à la liberté d’expression. Les juges décèleront effectivement l’existence d’une ingérence disproportionnée dans l’exercice de ce droit, impliquant de facto sa violation.


Cette décision semble alors s’inscrire dans une tendance jurisprudentielle exigeant la protection accrue du droit à la liberté d’expression en ligne en ce qu’elle fait entrer dans le champ d’application de l’article 10 l’apposition de la mention « J’aime » sur un réseau social, lui permettant ainsi de bénéficier du système de protection juridictionnel du Conseil de l’Europe.


1. Appuyer sur le bouton « J’aime » relève de la liberté d’expression au sens de la Convention.


Le principal apport de cette jurisprudence réside sans doute dans l’extension du champ d’application de l’article 10 de la Convention EDH. La Cour considère désormais explicitement que l’utilisation des mentions « J’aime » sur les réseaux sociaux est une des réalisations de la liberté d’expression en ligne en ce que l’acte permettrait d’« afficher un intérêt ou une approbation pour un contenu ».

D’un point de vue matériel, la Convention s’attache à protéger la communication au moyen d’internet quel que soit le type de message véhiculé — même si l’objectif poursuivi est de nature lucrative (4). Au cours des années 2010, la Cour a ainsi accueilli au sein de cette qualification une variété de manifestations de la liberté d’expression ; de la publication de photographies de mode ouvertes à la consultation du grand public (5) à l’utilisation de certaines plateformes d’hébergement de vidéos tel que YouTube (6). Cette année, la Cour dit pour droit que le bénéfice d’une telle protection doit également profiter aux mentions « J’aime » sur les réseaux sociaux. Il y a là un état de fait devant être souligné, rappelons que les juridictions nationales turques avaient chacune retenu la solution inverse.

La Cour apporte plus tard une précision notable sur les caractères intrinsèques au like ; par définition, celui-ci se limitant à exprimer « une sympathie à l’égard du contenu publié, et non pas une volonté active de sa diffusion », il ne doit pas être assimilé au partage de contenu. Cette distinction sémantique, opérée ici dans le cadre du cadre du contrôle de proportionnalité, semble suggérer un nivellement dans le taux de protection que les juges strasbourgeois entendent assurer à ces deux manifestations distinctes de la liberté d’expression. L’impact moindre d’un like quant à la diffusion d’un contenu en ligne serait ainsi de nature à intensifier le contrôle de l’atteinte et donc, à en augmenter la protection.


La liberté d’expression sur un réseau social — bien qu’elle ne constitue que le prolongement relativement récent d’un droit fondamental l’étant bien moins — demeure une zone opaque pour laquelle l’étendue de sa protection reste hautement liée à la diversité des moyens d’expression offerts par ces dites plateformes. Si la juridiction européenne reconnait aisément qu’Internet est « devenu un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression » (7), l’usage régulier par les utilisateurs du like depuis plus d’une décennie désormais pousse naturellement la juridiction européenne à connaître de la pluralité des modes d’expression qu’offrent ces services afin de dessiner les contours de leur protection. A ce sujet, notons que les réseaux sociaux offrent depuis quelques années une palette variée de « réactions » aux contenus publiés sur leur plateforme. Ainsi, du « Grr » de Facebook à l’ « Encouragement » de LinkedIn, les utilisateurs ont la possibilité de réagir au contenu diffusé de manière plus précise. La question se posant alors est celle de savoir si la Cour serait amenée à transposer sa solution car les éléments de définition seraient manifestement susceptibles de différer. Certes la gamme de « réactions » offerte par les réseaux sociaux n’a pas nécessairement vocation à participer activement à la diffusion du contenu en question, mais elle ne recouvre pas non plus uniquement l’expression d’une sympathie — c’est d’ailleurs parfois l’inverse. Toutefois, l’expression d’une sympathie ou d'une antipathie à l’égard d’un contenu par l’apposition d’une quelconque mention étant indifférente à la diffusion dudit contenu, il semblerait que la diversité de ces « réactions » bénéficierait parallèlement d’une unicité de protection.

La reconnaissance de nouvelles manifestations du droit à la liberté d’expression est donc raisonnablement attendue et il est heureux de constater que la Cour EDH adopte à cet égard une posture volontariste.



Une telle attitude se retrouve par ailleurs au-delà même du stade de l’applicabilité de l’article de 10 ; la Cour prend en effet soin d’opérer par la suite un contrôle poussé lorsque vient la question de l’ingérence dans l’exercice du droit protégé.



2. Toute ingérence dans un droit garanti par la Convention fait l’objet d’un contrôle de la part de la Cour.


Aux fins d’identifier si l’État défendeur s’est conformé aux obligations lui incombant en vertu de la Convention, la Cour devait, classiquement, apprécier de l’équilibre opéré entre l’intérêt général et les intérêts personnels de la requérante de sorte à répondre à la question de savoir si son licenciement, en constituant une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, était proportionné à l’objectif poursuivi.

Dans cette perspective, Strasbourg se livre à un tel examen à la lumière de trois aspects ; la légalité de l’ingérence, sa légitimité et sa nécessité dans une société démocratique. Les deux premiers critères sont aisément remplis ; d’une part la Cour observe que la sanction imposée fait suite à une décision d’une commission disciplinaire établie selon les règles prévues par une convention collective de travail applicable à son lieu de travail à l’époque des faits litigieux, d’autre part, de telles règles ayant vocation à prévenir de la « perturbation de la paix, la tranquillité et l’ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques », les juges y voient là un but légitime tel qu’envisagé par leur jurisprudence.


Le dernier critère, relatif à l’examen de la nécessité de la mesure, recouvre quant à lui plusieurs modalités que sont l’existence d’un besoin social impérieux, la nature et la lourdeur de la sanction imposée, conjuguées à une exigence de motifs pertinents et suffisants — se trouve ici le cœur du contrôle opéré par la Cour. S’il n’est pas fait explicitement mention de la réponse à un besoin social impérieux, le fil de l’examen réalisé par la juridiction le démontre. Ainsi sur la question de la pertinence et de la suffisance des motifs avancés par les juridictions nationales, elle relève le manque de motivation des décisions nationales. Trois éléments décisifs ont donc été survolés par les juridictions turques ; la teneur des contenus, leur contexte et leur impact potentiel.

D’abord, sur le terrain de la teneur, la Cour, en s’appuyant sur sa jurisprudence établie en la matière, rappelle que la marge d’appréciation en principe laissée à l’État dans la recherche de l’équilibre des intérêts en présence est drastiquement réduite lorsqu’il est en présence de questions d’intérêt général (8), ce qui est le cas en l’espèce. Ensuite, quant au contexte précédant les faits litigieux, la juridiction souligne que la requérante, en occupant un poste d’employée contractuelle soumis au droit du travail, n’était en revanche pas soumise à un devoir de loyauté et de réserve comparable à celui attendu chez des membres de la fonction publique. Enfin, la Cour consacre de nombreuses lignes au sujet de l’impact potentiel tel que le mentionnait déjà l’arrêt Axel Springer AG c. Allemagne (9) sous l’aspect de « l’ampleur de la diffusion » des propos soumis à examen. Un critère repris et dûment systématisé depuis, notamment à l’occasion de la jurisprudence Perinçek c. Suisse (10), et ayant vocation à apprécier de la propension des propos litigieux à générer des conséquences dommageables. A cette fin, la Cour procède à son examen à la lumière de deux critères : l’étendue de la publication et sa portée auprès du grand public. En l’espèce, la faible notoriété de la requérante conjuguée à la faible diffusion du contenu litigieux s’expliquant par la moindre portée du like, apparaissent comme des circonstances impliquant que la sanction imposée, qui de surcroît est d'une particulière sévérité, ne peut être vue comme proportionnée à l’objectif poursuivi. Plus encore, les juridictions nationales n’ont pas cherché à établir si les contenus avaient été dénoncés ou même remarqués. Partant, l’absence de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression et l’objectif poursuivi suppose la violation de la Convention par l’État défendeur.


Le rendu d’un tel arrêt est donc loin de faire révolution sur le terrain du contrôle de proportionnalité en ce qu’il demeure, par le biais d’une application stricte de ses conditions, le point névralgique de l’examen juridictionnel. Cependant, l’on retiendra de cette jurisprudence qu’elle accroit indubitablement le niveau de protection accordé au droit à la liberté d’expression, et ce en accueillant l’apposition de la mention « J’aime » en son sein.



Étudiant du M2 Droit européen des droits de l'Homme, promotion 2020-2021


__________________________________________________________________________________


(1) CEDH, GC, Delfi AS c. Estonie, 16 juin 2015, n° 64569/09, § 110.

(2) CEDH, Melike c. Turquie, 15 juin 2021, n° 35786/19.

(3) Article 10 de la Convention EDH : « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. »

(4) CEDH, Ashby Donald e.a. c. France, 10 janvier 2013, n° 36769/08.

(5) Ibid.

(6) CEDH, Cengiz e.a c. Turquie, 1er décembre 2015, n° 48226/10 et 14027/11.

(7) CEDH, Vladimir Kharitonov c. Russie, 23 juin 2020, n°10795/14.

(8) CEDH, GC, Sürek c. Turquie, 8 juillet 1999, n°26682/95 (§ 61)

(9) CEDH , Axel Springer c. Allemage, 7 février 2012, n°39954/08

(10) CEDH, Perinçek c. Suisse, 15 octobre 2015, n°27510/08


Commenti


bottom of page