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Exigences conventionnelles relatives à la lutte contre les violences domestiques

 

(CEDH, 14 décembre 2021, Tunikova et autres c. Russie, req. 55974/16 et autres) - Arrêt uniquement disponible en anglais.

   Alors que l’actualité de ce début d’année 2022 a malheureusement été marquée par les violences domestiques – sanctions disciplinaires infligées aux policiers dans l’affaire de Merignac, trois féminicides pour la seule journée du 1er janvier – une attention particulière doit être accordée à l’arrêt rendu par la Cour EDH dans l’affaire Tunikova et autres contre Russie. Les quatre requérantes ont en commun d’avoir été victimes de violences domestiques de la part de leur conjoint ou ex-conjoint. Surtout, elles ont toute été confrontées à la passivité des autorités judiciaires et policières, et donc à l’absence de protection contre de nouvelles violences, parfois insoutenables – l’une des requérantes s’étant ainsi fait couper les deux mains à la hache. Par ailleurs, ces violences ne se sont traduites par aucune sanction pénale dans trois des quatre affaires et jamais la responsabilité des services de police et de justice n’a été mise en cause. Toutes les quatre ont saisi la Cour sur le fondement de l’article 3 pris isolément et en combinaison avec l’article 14 de la Convention.

Sans grande surprise eu égard à sa jurisprudence antérieure, la Cour conclut à triple titre à la violation de l’article 3 sous l’angle des obligations positives de l’Etat. En premier lieu, elle constate que le cadre juridique russe relatif aux violences domestiques n’a connu aucune évolution depuis son arrêt Volodina c. Russie (9 juillet 2019, req. 41261/17), le droit russe ne renfermant toujours aucune définition de la notion de violences domestiques et ne prévoyant toujours aucune possibilité pour les victimes de violences conjugales d’obtenir une ordonnance de protection. En deuxième lieu, la Cour considère les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger les requérantes et ce alors même qu’elles ne pouvaient ignorer les risques encourus. Elle relève en particulier que les autorités n’estiment pas que les plaintes pour violences domestiques méritent une intervention proactive, ce qu’illustre notamment la réponse d’un policier à l’une des requérantes, à laquelle il avait conseillé de retirer sa plainte au motif que les menaces de mort de son conjoint constituaient des preuves d’amour. En troisième lieu, la Cour pointe le défaut d’enquête effective susceptible de conduire à la condamnation des auteurs de violences.

Sur l’allégation de discrimination, la Cour rappelle qu'une politique générale ou une situation de fait qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe particulier peut constituer une discrimination à l'égard de ce groupe au sens de l'article 14 de la Convention. Or, au regard du caractère structurel des violences faites aux femmes en Russie et de l’inaction des autorités qui refusent toujours de reconnaître la gravité et l’ampleur du phénomène, la Cour conclut à la violation de l’article 14 combiné à l’article 3.

Enfin, et c’est sans doute là le principal apport de l’arrêt, au vu du caractère systémique des violations constatées, la Cour décide, sur le fondement de l’article 46 de la Convention, d’indiquer au Gouvernement les mesures générales à prendre afin de prévenir de nouvelles violations. On relèvera d’abord que cette démarche avait été proposée par les juges Pinto de Albuquerque et Dedov dans leur opinion séparée sous l’arrêt Volodina. Sur le fond, la Cour préconise de multiples changements législatifs, à commencer par l'adoption d'une définition légale des violences domestiques incluant les violences physiques, sexuels, psychologiques et économiques mais aussi les comportements d'emprise et de contrôle ou encore le harcèlement, y compris en ligne. Elle invite par ailleurs la Russie à ériger ces violences en infractions pénales et à prévoir des peines dissuasives à l’encontre des auteurs. Sur le plan procédural, elle indique au Gouvernement toute une série de mesures, en particulier la mise en place d'ordonnances d'éloignement et de protection. Enfin, au plan sociétal, elle engage les autorités à mettre en place un plan d'action pour changer le regard du public à l’égard des violences sexistes à l'égard des femmes. 

Au-delà du cas russe, c’est donc à l’aune de ces exigences qu’il conviendra d’examiner la législation des Etats européens pour déterminer si leur cadre juridique obéit aux exigences conventionnelles. Sans trop s’avancer, on peut douter que ce soit actuellement le cas dans tous les Etats parties à la Convention.

 

Par Loïc ROBERT (Co-directeur du Master de droit européen des droits de l’homme)

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