

Condamnation de la France pour la violation du droit à la vie : Décès de Rémi Fraisse
CEDH, 27 février 2025, Fraisse et autres c. France, 22525/25 et 47626/21
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a rendu, le 27 février 2025, un arrêt par lequel elle constate la violation, par la France, de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme relatif au droit à la vie. Cette décision intervient plus d’une décennie après les faits, et met en lumière les carences du dispositif encadrant le recours à la force par les agents de l’État dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.
Rémi Fraisse, étudiant de 21 ans, a trouvé la mort dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, à la suite de l’explosion d’une grenade de type OF-F1, à effet de souffle, lancée par un gendarme mobile. L’incident s’est produit dans un contexte de tensions accrues entre les forces de l’ordre et des manifestants opposés au projet de barrage de Sivens, dans le Tarn. Bien que présent à proximité de la zone de confrontation, Rémi Fraisse ne prenait pas part aux actes violents en cours.
Les proches de la victime ont entrepris plusieurs démarches devant les juridictions internes. Sur le plan pénal, les juridictions du fond ont écarté toute responsabilité individuelle, en l’absence d’éléments constitutifs d’une infraction, et la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt de la cour d’appel. En parallèle, la juridiction administrative a retenu une responsabilité sans faute de l’État, tout en considérant que la victime avait fait preuve d’imprudence, justifiant une exonération partielle de responsabilité.
Face à ces décisions, les requérants ont saisi la Cour de Strasbourg en invoquant une double violation de l’article 2 de la Convention : d’une part, dans son volet matériel, en raison d’un usage disproportionné et non nécessaire de la force ; d’autre part, dans son volet procédural, au motif que l’enquête menée à l’échelon national n’aurait pas été effective ni indépendante.
I. La violation du volet matériel de l’article 2 : un cadre normatif défaillant
S’agissant du volet substantiel de l’article 2, la Cour rappelle que l’usage de la force par les agents de l’État ne saurait être légitime que s’il répond à un impératif d’absolue nécessité, et s’il est strictement proportionné à l’un des objectifs limitativement énumérés à l’article 2 §2 de la Convention. Il appartient en outre à l’État de démontrer que les conditions d’un recours légitime à la force étaient réunies, notamment par la mise en œuvre de garanties suffisantes permettant d’en encadrer strictement l’usage. En l’espèce, si la Cour ne remet pas en cause le contexte particulièrement tendu dans lequel l’opération s’est déroulée, elle constate de manière nette l’insuffisance du cadre juridique et opérationnel applicable à l’époque. Elle relève, en particulier, l’absence de textes clairs et accessibles régissant le recours à des armes de type OF-F1, dont la dangerosité exceptionnelle a d’ailleurs conduit à leur retrait de l’arsenal des forces de sécurité dès décembre 2014. La Cour souligne l’impossibilité, pour les agents engagés sur le terrain, de déterminer avec précision l’arme appropriée à employer selon la nature de la menace, en raison de l’inintelligibilité du droit applicable. À cette lacune normative s’ajoutent des défaillances dans l’organisation de l’opération, notamment l’absence de l’autorité civile compétente sur le terrain. En l’occurrence, le préfet ne pouvait, à distance, apprécier la gravité des affrontements ni exercer un contrôle effectif sur l’emploi de la force. La chaîne de commandement se trouvait ainsi affaiblie, ce qui a compromis le respect du principe de précaution maximale. La Cour conclut que l’État n’a pas satisfait à son obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie, et retient une violation du volet matériel de l’article 2, sans toutefois se prononcer sur une éventuelle responsabilité pénale individuelle.
II. L’effectivité de l’enquête nationale : absence de violation procédurale
Concernant le volet procédural de l’article 2, les requérants soutenaient que l’enquête menée au niveau national avait été entachée de carences substantielles, notamment en termes d’indépendance et de diligence. Ils reprochaient aux autorités judiciaires d’avoir refusé de procéder à certains actes d’instruction qu’ils estimaient essentiels. La Cour rappelle que l’article 2 impose aux États l’obligation de mener une enquête effective, indépendante, impartiale et approfondie, propre à établir les circonstances du décès et, le cas échéant, à engager les responsabilités pertinentes. Toutefois, cette obligation ne garantit pas un résultat, mais un processus respectant les garanties fondamentales du procès équitable. En l’espèce, la Cour constate que l’information judiciaire a été ouverte sans délai, que les parties civiles ont été entendues, que des expertises techniques ont été diligentées et que les juridictions se sont prononcées à plusieurs niveaux sur les faits. Aucun élément ne permet de conclure à un manquement d’impartialité ou à une volonté d’entraver la manifestation de la vérité. Elle estime, en conséquence, que l’enquête nationale a satisfait aux exigences minimales découlant de l’article 2, et écarte toute violation de son volet procédural.
La Cour condamne la France pour violation du droit à la vie dans son volet matériel, en raison des carences structurelles dans la réglementation encadrant l’usage de la force par les forces de l’ordre, et de l’organisation déficiente de l’opération ayant conduit au décès de Rémi Fraisse. En revanche, elle considère que les exigences procédurales de l’article 2 ont été respectées, l’enquête menée à l’échelle nationale étant jugée conforme aux standards de la Convention.
Les requérants se voient accorder une satisfaction équitable à hauteur de 20 000 euros chacun, en réparation du préjudice moral subi, après déduction des sommes déjà versées au niveau national.
Margaux CAMBLONG
M2 DEDH