

Vers une exigence européenne de protection renforcée des mineures face aux violences sexuelles
(CEDH, 24 avril 2025, L. et autres c. France, n°46949/21)
« Ne pas respecter le consentement sexuel d'autrui, c'est non seulement agir contre sa volonté, mais aussi agir sans sa volonté. » Cette formule d’Irène Théry, sociologue, éclaire avec force les enjeux liés à la reconnaissance du consentement sexuel. En France, une série de cas récents a révélé les lacunes d'un système judiciaire qui, jusqu'à il y a quelques années, hésitait à reconnaître l'absence de consentement chez les mineurs vulnérables. L'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 24 avril 2025 dans l'affaire L. et autres c. France constitue une forte critique de ces lacunes. La Cour y condamne la France pour son incapacité à protéger efficacement trois jeunes filles, mineures au moment des faits, contre des abus sexuels qui leur ont été imposés par des adultes parfois en position d'autorité.
La notion de « consentement sexuel » est au cœur du litige. En effet, en droit français, la définition traditionnelle du viol repose exclusivement sur la présence de violence, contrainte, menace ou surprise (article 222-23 du Code pénal). Cette lacune permettait, d’une part, aux tribunaux de rejeter la qualification du crime de viol même pour une victime de moins de 15 ans qui n'était manifestement pas en mesure de discerner en l'absence de preuve de refus positif. La loi du 21 avril 2021 a bouleversé ce cadre, supposant que les relations sexuelles entre un adulte et un enfant de moins de quinze ans ne sont jamais consenties et doivent être qualifiées de viol, sans qu’il soit nécessaire de démontrer que le mineur en question a été contraint.
Cependant, une telle réforme légale n'était pas en vigueur lorsque les événements pertinents se sont produits. Dans ce sens, les tribunaux français, confrontés à des affaires impliquant des mineures particulièrement vulnérables sur le plan psychologique et social, ont appliqué l’ancienne loi de manière très rigide. L’affaire principale (requête n° 46949/21) souligne une situation typique : en 2009 et 2010, L., alors âgée de 14 ans, a eu plusieurs relations sexuelles avec plusieurs sapeurs-pompiers, exerçant en Haut-Rhin. Hospitalisée à plusieurs reprises pour des troubles psychiatriques, médicalement traitée et isolée, elle a décrit ces rapports comme subis, vécus comme des formes d’automutilation. Pourtant, les autorités judiciaires, saisies dès 2010, ont écarté la circonstance aggravante de viol et ont considéré que la fille avait « participé activement » aux actes, qu'elle n’avait pas « manifesté expressément » son opposition et que les hommes « pouvaient légitimement croire » à son consentement. La chambre de l’instruction a même évoqué son comportement « provocateur ». La Cour de cassation a confirmé ce jugement dans une décision de 2021, invoquant l’autorité des juges de fond. Les deux autres requérantes (requêtes n° 24989/22 et 39759/22) ont connu des situations similaires : enfants âgées de 14 et 15 ans, en situation d'errance, présentant un usage d’alcool ou une fragilité mentale, ont également entretenu des relations sexuelles avec des adultes. Les affaires ont été rejetées ou les requérantes n'ont pas obtenu de réponse, alors que les tribunaux ont refusé de reconnaître l’absence de consentement en l’absence de résistance manifeste.
Coincées dans ces impasses juridiques, les trois jeunes femmes ont porté leur plainte devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Elles ont allégué une violation des articles 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants), 8 (droit au respect de la vie privée) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention en ce que le droit pénal français n'a pas su les protéger et en raison de la relation entre les présupposés stéréotypés et le poids accordé aux témoignages des victimes. La Cour de Strasbourg a retenu l’ensemble de ces griefs. Elle reproche à la France de ne pas avoir doté son droit d’un cadre juridique clair pour protéger les mineurs contre les abus sexuels, et surtout de n’avoir pas mis en œuvre avec diligence l’obligation de protection dans ces affaires. Elle souligne notamment que les juges ont adopté une grille de lecture archaïque, focalisée sur l’absence de refus, sans évaluer la capacité réelle des victimes à consentir. S’agissant de l’article 14, la Cour relève que la justice française avait recours à des stéréotypes sexistes, en mettant en cause la moralité des autres victimes ou en les décrivant comme responsables de leur situation, les exposant ainsi à une discrimination fondée sur le sexe.
Ainsi, les insuffisances du droit pénal français et l’usage de stéréotypes dans l’interprétation judiciaire ont-ils conduit à un traitement inégal et discriminatoire des mineures victimes de violences sexuelles, au regard des standards européens en matière de droits fondamentaux ?
Nous verrons que la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît les défaillances structurelles de la protection pénale des mineures victimes de violences sexuelles (I), avant de souligner (II) le caractère discriminatoire du traitement judiciaire fondé sur des stéréotypes de genre.
I. La reconnaissance par la CEDH des manquements de la France à ses obligations positives en matière de protection des mineures contre les violences sexuelles
Afin de démontrer les manquements de la France à ses obligations positives, la Cour procède à une double analyse : d’une part, elle examine les lacunes du cadre juridique applicable au moment des faits (A), et d’autre part, elle évalue l’effectivité des mécanismes de mise en œuvre de ce cadre (B).
A. L’inadéquation du cadre juridique français à la lumière des exigences conventionnelles
La Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt du 24 avril 2025, réitère qu'en vertu des articles 3 et 8 de la Convention, les États membres ont l'obligation positive de protéger les individus contre les abus sexuels. Elle souligne en particulier que ces dispositions n'exigent pas seulement l'introduction d'une législation pénale adéquate, mais aussi la mise en œuvre effective de cette législation. Cependant, au moment de l'incident, le droit pénal français ne comportait ni une définition légale du consentement sexuel, ni un âge statutaire au-dessus duquel il y aurait une présomption irréfutable qu'un individu n'a pas consenti.
La Cour relève que « le droit français ne définissait pas le consentement sexuel et n’instituait pas de présomption d’absence de consentement pour les relations sexuelles impliquant des mineurs de moins de quinze ans ». Cela a permis aux juridictions nationales de procéder à une appréciation particulièrement formaliste du consentement, axée sur la seule manifestation extérieure de refus ou d’opposition. Dans l’affaire n° 46949/21, les juridictions françaises ont conclu que L., âgée de 14 ans, avait activement participé à des relations sexuelles avec plusieurs pompiers adultes et ne s’y était pas explicitement opposée. En dépit de son internement psychiatrique, de son traitement médicamenteux lourd et de ses tentatives de suicide, les juges ont considéré que ces éléments n’excluaient pas l’existence d’un consentement. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’une telle analyse revenait à exiger de la part d’une adolescente manifestement vulnérable une résistance explicite, alors même qu’elle n’était pas en mesure de s’y opposer. Cette approche des juridictions internes entre directement en contradiction avec la jurisprudence M.C. c. Bulgarie (CEDH, 4 décembre 2003, n° 39272/98), dans laquelle la Cour a jugé que l’absence de résistance physique ne saurait être assimilée à un consentement. En matière de violences sexuelles, et plus encore lorsqu’elles concernent des mineurs, l’examen doit porter sur la contrainte morale ou psychologique et sur la capacité réelle de la victime à consentir.
La requalification des faits en simples atteintes sexuelles a été rendue possible par les lacunes du cadre légal alors en vigueur. Cette interprétation restrictive a conduit à l’absence de poursuites effectives et, in fine, au classement de l’affaire, quand bien même les agresseurs étaient des adultes occupant une fonction publique et disposant d’informations sur la fragilité psychologique de L. grâce à leur accès aux données du SDIS. La Cour a ainsi relevé que la France avait manqué à son obligation positive de protection des mineurs vulnérables, en laissant aux juridictions internes une marge d’appréciation trop large et subjective dans l’évaluation d’une notion aussi fondamentale que celle du consentement.
B. L’ineffectivité des enquêtes et poursuites, reflet d’un manquement procédural
En matière procédurale, la Cour conclut à une violation distincte des articles 3 et 8, en ce qu’ils imposent aux États de mener une enquête effective et diligente chaque fois que des allégations crédibles de violences sexuelles sont portées à leur connaissance. Le traitement judiciaire des plaintes déposées dans les trois affaires révèle des défaillances systémiques : lenteur excessive, réticence à diligenter certains actes, et refus d’ordonner des confrontations ou expertises complémentaires.
Dans l’affaire L., l’information judiciaire ouverte en 2011 s’est soldée par une ordonnance de non-lieu en 2019, confirmée en 2020. La Cour s’étonne que les juges aient refusé d’entendre certaines victimes secondaires ou d’examiner les connexions entre les pompiers impliqués, alors même que « les indices d’un fonctionnement en réseau étaient patents ». Par ailleurs, le délai de plus de 8 ans est jugé incompatible avec l’exigence de diligence raisonnable. Cette analyse rejoint celle développée dans l’arrêt O’Keeffe c. Irlande (CEDH, 28 janvier 2014, n° 35810/09), dans lequel la Cour avait condamné l’Irlande pour n’avoir pas mis en place un système de supervision suffisant permettant d’identifier et de prévenir les abus sexuels commis par des enseignants. Elle y rappelait que l’État engage sa responsabilité non seulement en cas d’acte, mais aussi d’omission fautive.
Enfin, la CEDH relève que le raisonnement adopté par les juridictions internes a occulté l’asymétrie relationnelle et psychologique entre les requérantes et les adultes en cause. Le recours à des critères tels que la prétendue « provocation » ou l’« expérience sexuelle antérieure » des victimes a non seulement affecté l’analyse juridique, mais aussi compromis l’accès à une réparation effective. Dès lors, la France est condamnée tant pour son cadre législatif lacunaire que pour une mise en œuvre judiciaire défaillante, incapable de garantir la sécurité juridique et la protection matérielle et procédurale des jeunes victimes.
Cette première série de constats ne suffit toutefois pas à épuiser les griefs formulés par la Cour, laquelle met également en évidence l'influence délétère des stéréotypes sexistes sur le traitement judiciaire des violences sexuelles.
II. La reconnaissance du traitement discriminatoire des victimes à travers le prisme des stéréotypes sexistes
Au-delà des seules carences normatives et procédurales, la Cour insiste sur un facteur aggravant du traitement réservé aux requérantes : l’usage de stéréotypes sexistes (A). Elle développe ainsi son raisonnement en deux temps, en identifiant leur rôle dans l’analyse des faits, puis en rappelant les obligations renforcées des États pour les prévenir (B).
A. L’utilisation de stéréotypes de genre comme facteur de discrimination indirecte
Dans son analyse, la CEDH consacre une violation combinée des articles 3, 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, en raison du recours par les juridictions françaises à des stéréotypes sexistes pour apprécier la crédibilité et la responsabilité des victimes. La Cour observe que les jugements nationaux expriment un raisonnement imprégné de biais de genre, remettant en question le comportement prétendument provocant de la requérante, son comportement qualifié de « flirt » ou ses « expériences sexuelles antérieures ». Selon la Cour, il s'agit là d'un exemple de discrimination sexuelle indirecte et de violation du principe de non-discrimination énoncé à l'article 14.
La Cour constate que « les décisions nationales ont exprimé des arguments empreints de stéréotypes liés au genre, comme le montre la remise en question du comportement prétendument provocant de la requérante ». Les juridictions françaises ont ainsi qualifié le comportement de L. « d’aguicheur », affirmant qu’elle avait pris l’initiative avec des pompiers adultes ou qu’elle avait entretenu des « relations multiples et consensuelles ». Or, ce type de raisonnement, déjà condamné par la Cour dans l’affaire A.E. c. Bulgarie (n° 53891/20, 2023), s’inscrit dans une logique culpabilisante qui transfère la responsabilité de l’agression sur la victime. Il repose sur l’idée discriminatoire qu’une adolescente perçue comme sexuellement active ou suggestive mériterait une protection moindre. En adoptant une telle approche, la justice française a manqué à son obligation d’impartialité et de protection effective des victimes de violences sexuelles, en appréciant leur crédibilité à l’aune de stéréotypes sociaux et sexistes.
La CEDH souligne que l’usage de stéréotypes sexistes dans l’analyse judiciaire des violences sexuelles constitue en lui-même une forme de « victimisation secondaire ». En effet, apprécier les allégations de viol à travers des normes sociales discriminatoires revient à infliger aux victimes un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention. Au paragraphe 204, la Cour précise que « les arguments basés sur des stéréotypes sexistes compromettent effectivement l’accès à la justice et portent atteinte à la dignité de la victime ». Elle en déduit que la justice ne peut être impartiale ni protectrice si elle se laisse guider par des représentations sociales dépassées qui occultent la vulnérabilité des enfants et banalisent les abus sexuels. La discrimination indirecte constatée n’est pas le fruit d’une volonté explicite de nuire, mais le résultat d’un mode de raisonnement biaisé qui conduit à accorder une moindre protection aux victimes en fonction de leur genre ou de leur comportement supposé. En pratique, une telle approche fragilise la crédibilité de la parole des mineures, limite l’effectivité des poursuites et favorise l’impunité des auteurs de violences sexuelles.
B. L’obligation renforcée des États de prévenir les stéréotypes sexistes dans l’appréciation judiciaire
En allant au-delà du seul terrain de la discrimination, la Cour réaffirme l’obligation positive pesant sur les États de prévenir et sanctionner les pratiques judiciaires qui alimentent la culture du viol ou de la tolérance à l’égard des violences sexuelles, particulièrement à l’encontre des mineures. Cette exigence est renforcée par les engagements internationaux de la France, notamment la Convention d’Istanbul (art. 49 à 54), qui impose aux États parties d’adopter une approche exempte de stéréotypes dans les procédures pénales.
Le raisonnement suivi dans L. et autres c. France diverge sur certains points de celui retenu dans Y. c. Slovénie (No. 41107/10, 2015) et J.L. c. Italie (No. 5671/16, 2021), où la Cour avait déjà condamné l’absence de mesures protectrices effectives, qui limitaient la capacité de la victime à obtenir la reconnaissance de ses droits.
Dans J.L. c. Italie, par exemple, la Cour a critiqué les tribunaux italiens pour avoir décidé qu'il n'y avait pas eu de viol parce que la plaignante avait eu un comportement qu'ils percevaient comme séducteur. Dans l'affaire L. et autres c. France, la Cour va même plus loin, en déclarant que s'appuyer sur ce type de stéréotypes pour déterminer le consentement équivaut à une discrimination indirecte fondée sur le sexe, et est donc contraire à l'article 14 combiné avec les articles 3 et 8. Elle attire notre attention sur le fait que les victimes ne sont pas évaluées selon leurs conditions objectives, mais au prisme de stéréotypes selon lesquels certains comportements ou aspects de leur sexualité seraient dégradants. De cette manière, la Cour oblige les tribunaux nationaux à justifier leurs décisions par des raisons objectives, sans porter de jugements de valeur sur la moralité ou la vie privée des victimes.
La CEDH va jusqu’à rappeler que les juges doivent veiller à ce que leur motivation respecte les principes d’égalité, de dignité et de respect de la personne, et qu’aucun jugement ne saurait être fondé sur des considérations subjectives, implicites ou culturelles portant sur le rôle attendu des femmes ou des jeunes filles dans la sphère sexuelle. Elle appelle donc les États à fournir une formation appropriée aux juges et enquêteurs en matière de genre et de lutte contre la violence sexuelle, afin de garantir le traitement impartial des affaires et le respect des droits fondamentaux des victimes.
Ambre VALENTIN
M1 DEDH