

Harcèlement sexuel en milieu universitaire : la Cour de cassation reconnaît la notion de « harcèlement d’ambiance » et élargit le champ des victimes
(Cour de cassation, 12 mars 2025, Pourvoi n°24-81.644)
Par un arrêt du 12 mars 2025, la chambre criminelle de la Cour de cassation procède à une avancée jurisprudentielle importante en matière de harcèlement sexuel. Elle consacre explicitement la notion de « harcèlement sexuel d’ambiance », et admet qu’un groupe d’individus peut être individuellement affecté par des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste, même si ceux-ci ne sont pas expressément dirigés contre eux. Cette reconnaissance permet d’élargir la notion de victime dans le champ des infractions sexuelles, en prenant en compte l’effet délétère d’un climat hostile instauré par des propos répétitifs dans un cadre collectif.
En octobre 2021, le président de l’Université de Haute-Alsace saisit le procureur de la République sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure pénale, à la suite de signalements émanant d’étudiants concernant un maître de conférences. Celui-ci est accusé d’avoir tenu, à de nombreuses reprises, des propos à connotation sexuelle, sexiste ou obscène à l’encontre de ses étudiants, dans le cadre de ses fonctions d’enseignement et en dehors de tout échange privé. Les témoignages évoquent un comportement globalement humiliant : réflexions sur la tenue vestimentaire, remarques sur les corps ou la sexualité supposée d’étudiants, plaisanteries récurrentes sur la « disponibilité sexuelle » de certaines étudiantes, et critiques verbales dégradantes sur la base du genre.
L’enquête permet de rassembler plusieurs témoignages concordants, confirmant l’existence de propos récurrents et l'impact qu'ils ont pu avoir sur l’ambiance générale au sein de la promotion. Le ministère public engage des poursuites pour harcèlement sexuel aggravé par l’autorité. Le tribunal correctionnel de Mulhouse retient la culpabilité de l’enseignant pour plusieurs faits, estimant que la répétition des propos avait créé un climat hostile et dégradant incompatible avec les fonctions éducatives.
Toutefois, la cour d’appel de Colmar, dans un arrêt rendu le 8 novembre 2023, ne confirme la culpabilité que pour les faits visant expressément un étudiant nommément interpellé. Pour les autres faits rapportés par quatorze étudiants, la cour estime qu’en l’absence de preuve de « destination individuelle » des propos litigieux, le harcèlement sexuel ne saurait être caractérisé. Par conséquent, elle déclare ces faits non établis au sens de l’article 222-33 du Code pénal.
L’Université de Haute-Alsace forme un pourvoi en cassation, notamment en sa qualité de partie civile, contestant cette lecture restrictive du texte pénal et de la notion de victime.
La Cour de cassation est alors amenée à répondre à une question fondamentale pour la protection des victimes en milieu professionnel ou universitaire : un propos à connotation sexuelle ou sexiste tenu publiquement, en l’absence de destinataire explicite, peut-il être qualifié de harcèlement sexuel ? En d’autres termes, l’exposition passive mais répétée à un discours sexiste est-elle juridiquement suffisante pour reconnaître un préjudice personnel ?
La chambre criminelle casse l’arrêt d’appel en affirmant, dans un attendu de principe (pt 11), que : « des propos à connotation sexuelle adressés à plusieurs personnes, ou adoptés devant plusieurs personnes, sont susceptibles d’être imposés à chacune d’entre elles. »
Par cette formule, la Cour reconnaît que le harcèlement peut résulter d’un environnement, d’une ambiance, et non nécessairement d’un dialogue personnalisé entre l’auteur et une victime. Cette approche rejoint une lecture objective de l’infraction : ce n’est pas seulement l’intention de l’auteur qui compte, mais l’effet que ses propos ont sur les personnes exposées à ceux-ci. La répétition des propos suffit dès lors à caractériser l’élément matériel de l’infraction.
La Cour s’appuie implicitement sur une grille de lecture similaire à celle retenue en droit administratif (CE, 4 juill. 2019, n° 412169) et en droit européen. Elle rejoint notamment la position de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt M.G. c. Turquie (CEDH, 2021, n° 646/10), selon laquelle l’exposition à un climat sexiste généralisé constitue un traitement discriminatoire susceptible de porter atteinte à la dignité des individus.
Cette décision a deux implications majeures. D’une part, elle élargit la définition de la victime en matière de harcèlement sexuel. Toute personne exposée de manière répétée à un climat sexiste peut désormais se constituer partie civile, même en l’absence d’interpellation directe. Cela permettra une meilleure reconnaissance des préjudices psychologiques subis dans des environnements professionnels ou éducatifs toxiques. D’autre part, la Cour réaffirme la capacité des établissements publics – ici une université – à se constituer partie civile pour défendre les intérêts collectifs liés à la sécurité et au respect de la dignité de leurs membres. La cassation vise expressément cette question civile, en considérant que la cour d’appel a privé sa décision de base légale en rejetant la constitution de partie civile de l’établissement.
Cette décision trouve également un écho dans les exigences posées par la Convention d’Istanbul (art. 40 et 41), qui impose aux États signataires d’assurer une réponse pénale adéquate aux violences sexistes, y compris celles exercées dans un cadre non privé. Elle conforte ainsi la tendance à appréhender les violences sexuelles dans leur dimension systémique, et à mettre en cause non seulement les auteurs, mais aussi les environnements institutionnels passifs ou permissifs.
Par cette décision structurante, la Cour de cassation ouvre la voie à une meilleure reconnaissance des violences sexistes dites « d’ambiance », souvent sous-estimées car diffuses et collectives. Elle affirme que ces violences ne relèvent pas uniquement de l’ordre disciplinaire ou moral, mais bien du champ du droit pénal, avec toutes les conséquences que cela implique en termes de reconnaissance des victimes et de responsabilité des auteurs. Cette jurisprudence contribuera sans doute à renforcer les dispositifs internes de prévention au sein des universités et entreprises, et à encourager la vigilance sur les dynamiques de pouvoir, de genre et d’impunité dans les espaces éducatifs.
Ambre VALENTIN
M1 DEDH