

L’impossibilité d’identifier les auteurs de propos diffamatoires en ligne constitue un élément facilitant le retrait de ces derniers par le juge
Cour de cassation, première chambre civile, 26 février 2025, n° 23-16.762
La décision présentée a été rendue le 26 février 2025 par la Cour de cassation, statuant sur le pourvoi n°23-16.762. Dans celle-ci, la Cour de cassation amorce une évolution sur l’examen des demandes de retrait de contenus en ligne lorsque les données transmises ne permettent pas l’identification de l’auteur des contenus.
Cette affaire concerne six vidéos postées sur la plateforme YouTube, qui contiennent, selon les quatre requérants, des propos diffamatoires pour certaines et injurieux pour l’une d’elle. Les intéressés, après une démarche infructueuse auprès de la société Google Ireland Limited, ont assigné celle-ci afin qu’il lui soit enjoint sous astreinte de supprimer les propos litigieux et de communiquer les données d’identification et de connexion de la chaîne YouTube.
Le tribunal judiciaire de Paris, le 20 avril 2022, a rejeté la demande tendant à la suppression des propos incriminés mais a enjoint à la société Google de communiquer les données complètes d’identification et de connexion. La Cour d’appel de Paris, le 31 mai 2023, a confirmé le jugement et constaté que l’injonction de communication des données avait été exécutée par Google, mais que les données communiquées n’ont pas permis par elles-mêmes et immédiatement, d’identifier l’auteur ou l’éditeur du contenu.
Les requérants se pourvoient alors en cassation en estimant qu’en rejetant leur demande de suppression, les juges du fond n’ont pas tiré les conséquences du caractère diffamatoire et injurieux des propos qu’ils constatent. De plus, ils estiment que la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 10 CEDH, en s’abstenant de rechercher si la suppression des propos incriminés était proportionnée à l’atteinte subie, dès lors que les données communiquées ne permettaient pas l’identification des auteurs et qu’elles étaient au contraire révélatrices de leur volonté de conserver un anonymat pour échapper à tout débat contradictoire sur les exceptions de bonne foi et de vérité.
Le pourvoi concerne notamment la mise en œuvre des dispositions de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (loi LCEN) telles que modifiées par la loi du 24 août 2021, qui prévoient (article 6.I.8) que le président du tribunal judiciaire peut prescrire des mesures propres à « faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».
La question de droit posée à la Cour se présentait alors ainsi : L’existence d’une impossibilité de débat contradictoire avec les auteurs de propos diffamatoires implique-t-elle une obligation pour le juge du fond de rechercher si la suppression desdits propos était proportionnée à l’atteinte à la liberté d’expression subie par les personnes visées ?
En ce qui concerne le premier moyen, la Cour confirme la décision de la cour d’appel en ce qu’elle retient que la seule allégation du caractère diffamatoires des propos litigieux ne justifiait pas d’ordonner leur retrait. Pour arriver à cette conclusion et après avoir rappelé les ingérences admises à la liberté d’expression en droit européen et français, puis interprété l’article 6.I.8 de la loi LCEN précitée, elle affirme que le juge doit constater le caractère manifestement illicite des propos critiqués pour caractériser un abus du droit à la liberté d’expression et ainsi faire usage de son pouvoir de retrait de contenu. Ce caractère illicite n’est pas établi par la seule communication de propos portant atteinte à l’honneur d’une personne.
En revanche, en ce qui concerne le second moyen relatif à l’appréciation du dommage et de la proportionnalité de la mesure dans le contexte particulier de l’absence d’identification des auteurs ou responsables de la mise en ligne des propos litigieux, elle estime que la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision. En effet, la Cour estime que dans le cas d’une impossibilité d’identifier les personnes ayant contribué à la création du contenu litigieux, il incombe au juge d’apprécier si la suppression dudit contenu est proportionnée à l'atteinte subie par les personnes visées.
Elle suit alors en ce sens l’avis de l’avocat général qui avait relevé que l’identification d’un responsable du contenu est l’une des contreparties de la liberté de publication, tant pour s’assurer du statut de ce qui est publié, que pour permettre, d’identifier la personne susceptible de répondre de ce contenu et ainsi, le cas échéant, aux personnes visées par cette information, de la contredire. Il mettait alors en balance un contenu au statut incertain avec une atteinte à l’honneur et à la probité de quatre personnalités qui se trouvent en pratique privées de la possibilité d’en rechercher le responsable et de soumettre le litige à un juge au contradictoire de ce dernier.
Avec cette décision, la Cour de cassation fait pencher la balance vers la protection contre la diffamation en ligne face à la liberté d’expression, dans le cas particulier de l’absence d’identification des auteurs de contenu en ligne.
Lou-Ann LAURENT
M1 DEDH